Камбург Роман Аронович
Le Miroir

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  • © Copyright Камбург Роман Аронович (перевод: Jean Le Guennec) (moskovsky2003@yahoo.com)
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    Traduit du russe par Jean Le Guennec

  •   Roman Aronovitch Kamburg
      LE MIROIR
      Traduit du russe par Jean Le Guennec
       Le vaste salon clair aux formes rectangulaires et aux murs lisses et blancs respirait la simplicité du style moderne. Trois fauteuils de cuir beige étaient disposés autour d"une petite table en verre. Il y avait aussi un canapé, et devant, sur le sol, un petit tapis de couleur terre cuite.
       Chaque détail était soigneusement pensé et assorti au reste. Comme dans une revue professionnelle de décoration d"intérieur sont disposées les gravures, placés les luminaires et les vases. Ce n'est pas souvent qu"on parvient à créer une harmonie entre la maison et les objets, de même qu"entre la personne et les vêtements.
      Il n"y avait qu"une petite chose qui détonait dans l"ensemble : le miroir. Il avait l"air sorti d"un autre siècle, narquois et énigmatique. Dans le cadre doré mais patiné par le temps, avec ses volutes baroques, le miroir pendait près d"un angle, dans l"ombre et n"attirait guère l"attention. Si l"on ne l"avait pas montré aux visiteurs, même les plus attentifs n"auraient pas remarqué cet objet des générations passées. Et puis se regarder dans cette merveille du passé n"était pas non plus une nécessité vu qu"il ne manquait pas dans la maison d"autres miroirs plus fonctionnels.
      
       En entrant dans la maison on pouvait se voir en pied dans un grand miroir occupant le mur du sol au plafond. Dans les deux salles de bain des miroirs avec éclairage par en dessous offraient un confort maximal pour se laver et se raser. Le miroir à trois faces de la chambre à coucher était exclusivement réservé à la toilette de la maîtresse de maison. Un miroir carré était accroché près du parquet de la nursery. En outre de petits miroirs permettaient de satisfaire le besoin de se voir, certains concaves pour distinguer le plus petit cheveu et le moindre défaut.
      
      Le fils des maîtres de maison, Alex, six ans, aimait le petit coin du salon sur le tapis à côté du canapé, où il jouait souvent, à la fois avec ses jouets et avec Sandy, un magnifique chat persan. Quand il tournait la tête, il voyait son reflet dans le miroir. Un jour, Alex avait demandé :
      " Papa, d"où il vient, lui ?
      − C'est ma grand-mère qui nous en a fait cadeau, ton arrière grand-mère Polly. "
      Alex ne se rappelait pas son arrière grand-mère, elle était morte deux ans auparavant, quand il n"avait pas encore quatre ans. Et à cet âge-là, deux ans ou vingt ans, c'est tout comme. Le temps ne passe presque pas.
      " Papa, et où est-ce quelle l"avait acheté ?
      − Apparemment, il lui venait de sa grand-mère, dont on disait qu"elle vivait dans un vrai château. Et tu sais que dans les châteaux, il y avait pas mal de choses étonnantes. Tu te souviens, je t"ai lu des contes ?
      − Oui, et aujourd"hui, tu m"en liras un ? Ou non, raconte-moi l"histoire du professeur avec son eau magique pour faire rapetisser les gens.
      − Bien sûr, mon chéri − Papa embrassa Alex sur le front − seulement pas aujourd"hui, d"accord ?
       − Ah, ben voilà, c'est toujours comme ça : pas aujourd"hui, pleurnicha à demi Alex.
      − Mon petit, mais je suis si fatigué. Tu n"as pas pitié de papa. Tu veux que je me repose ?
      − Oui... D"accord, fit l"enfant, docile et déçu. Mais demain tu raconteras, sans faute ?
      − Promis.
       Alex entoura le cou de son père de ses petits bras et l"embrassa très fort dans un élan de tendresse et de gratitude pour l"histoire promise.
      − Il est l"heure de dormir, petit, dit le papa.
      − D"accord, tout de suite. "
      Le père parti, Alex tourna la tête... Dans le miroir, comme une photographie, se voyait la silhouette de son père, penchée sur Alex une minute auparavant. Le gamin se leva et s"approcha du miroir. Il ne pouvait pas l"atteindre. Avec peine il traîna un fauteuil massif, grimpa sur l"accoudoir de cuir et toucha de la paume la surface du miroir. La photo de son papa se mit à bouger comme dans un film au ralenti, et on aurait dit qu"une voix calme disait " Promis ". Mais peut-être lui avait-il seulement semblé. Ensuite, la forme se délita pour finalement disparaître, laissant Alex contempler sa petite paume rose.
      Nullement surpris, il remit le fauteuil à sa place. Il dit au miroir, comme papa-maman lui avaient appris quand il était tout petit : Bonne nuit.
       Et il repartit dans sa chambre.
      La nuit, il rêva d"une prairie verte avec des fleurs jaunes, presque sur chacune était posé un papillon, tantôt ouvrant, tantôt resserrant leurs ailes de multicolores, comme de nacre ; et Alex volait, il planait bas au-dessus de la prairie, immobile, et un enthousiasme enfantin s"emparait de lui. Et le papa d"Alex, Andrew, malgré la fatigue ne trouvait pas le sommeil et se demandait : " Pourquoi je ne lui ai pas raconté son histoire, comme il me le demandait ? " Et de légers remords titillaient sa conscience gênée.
      
      La nouvelle journée traîna en longueur pour Alex, la conscience du temps qui passe ne l"atteignait pas encore. Le matin, quand son père fut parti au travail, et que la bonne presque aussitôt se fut collée devant la télévision, Alex approcha le fauteuil, s"approcha du miroir, le toucha de la main. Le miroir refléta sa paume comme d"habitude. On ne peut pas dire que l"enfant était déçu mais il en voulait davantage, il éloigna la paume et la rapprocha, caressant la surface lisse comme de la glace : " Là, oui, on dirait... "
      Comme les vieilles décalcomanies. Il fallait les mouiller et ce n'est qu"ensuite que de leur profondeur trouble sortaient de claires arabesques, des silhouettes d"animaux ou des formes humaines... Il y avait deux choses qu"Alex aimait plus que tout au monde : les décalcomanies et le kaléidoscope.
      Le miroir montrait à Alex le chat Sandy, couché sur le tapis. Sans retirer sa main, il se retourna. Sandy n"était pas là.
      " Sûrement qu"il se souvient que le chat était couché là hier soir. Justement dans cette position, il s"étirait et il avait une patte avant posée sous la tête. Bravo ! "
      Alex entendit les pas de la bonne qui approchait et sauta bien vite à terre. Quand elle entra, il avait déjà retiré le fauteuil à sa place habituelle. La journée traînait vraiment en longueur dans les jeux qui constituaient la vie d"Alex. Avant le déjeuner, ils allèrent se promener avec la bonne et il réclama avec insistance qu"elle lui achète un nouveau kaléidoscope. La bonne téléphona à son père, obtint son accord et une demi heure plus tard, l"enfant emportait le plus grand kaléidoscope qu"on pût trouver dans le magasin de jouets. La bonne tenait Alex par la main, lui avait l"œil rivé à l"ouverture ronde dans laquelle chatoyaient et virevoltaient des motifs bariolés.
       Le kaléidoscope l"occupa pendant le repas et après, et il avait oublié l"histoire. Son père revint plus tard que d"habitude, aussi soucieux et fatigué que la veille.
      " L"histoire ! L"histoire ! " scandait son fils. Andrew s"assit à côté de lui dans la nursery, dénoua sa cravate et ôta sa veste.
       Eteins la lumière, " demanda-t-il.
      Pour une histoire, Alex était prêt à satisfaire tous les caprices de son père.
       " Aujourd"hui je vais te raconter l"autre côté du miroir. "
       Alex restait assis sans bouger. Tous deux avaient perdu la notion du temps.
      
      " D"accord, mon chéri. Cela suffit maintenant. On va manger... et à la douche.
      − Encore ! Encore !
      − C'est bon, cinq minutes. Je repère sur ma montre. " Et le père se pencha sur le cadran qui brillait dans la pénombre de la chambre.
      Alex réussit à faire durer cinq minutes, jusqu"à ce que son père se mît à bailler ; alors le fils eut pitié de lui :
      − Papa, va te reposer. On continuera demain. "
      Andrew caressa les cheveux blonds et bouclés d"Alex.
      − Bon, va au lit. Et j"irai te dire bonne nuit. "
      Quand son père fut sorti, Alex répéta la manœuvre avec le miroir. Après l"histoire, des idées se bousculaient dans sa tête bien sérieuse pour son âge.
      " Derrière le miroir, derrière le miroir, murmurait-il pour lui-même. Et ici, c'est devant le miroir. "
      Cette fois, le miroir mit longtemps à réagir au toucher. Alex ne connaissait pas encore son caractère. Il passa la main plusieurs fois au milieu, puis sur le côté, puis dans l"angle inférieur.
      Il essaya de se mettre sur la pointe des pieds pour atteindre aussi haut que possible, mais il ne put pas, perdit l"équilibre et faillit tomber. Il changea de tactique et commença en partant de l"autre angle, et là... apparut l"image qu"il voulait. Cette fois, le miroir lui montra... sa maman. Assise sur le canapé, elle lisait un livre. Alex essaya de lire, et maman l"aida : " Jane Eyre ". Sa mémoire tenace avait retenu le titre, bien qu"il n"en comprît absolument pas le sens. Il se souvint encore que maman disait que c"était son livre préféré. Maintenant maman leva légèrement la tête, s"arrachant à sa lecture.
       " Maman ! " Alex n"avait pu se retenir de crier. Et aussitôt il eut peur que son exclamation n"ait fait disparaître l"image. Mais non, elle n"avait pas disparu.
      " Qu'est-ce que tu fais là, fiston ? Il entendit la voix de son père, debout dans l"encadrement de la porte, en décontracté, la chemise par-dessus le pantalon.
      −Moi ? Alex s"arracha au miroir, ne sachant s"il devait dire la vérité ou inventer quelque chose. Son père lui avait appris à toujours dire la vérité.
      − Papa, j"ai vu maman.
      − Où ça, mon chéri ?
      − Dans le miroir. "
       Andrew s"approcha plus près, mais ne vit rien. Il toucha avec précaution le front de son fils de la paume de la main et le descendit du fauteuil. Il l"embrassa plusieurs fois. Il le porta jusqu"à sa chambre. Il le mit au lit.
      " Fais de beaux rêves, mon chéri.
      Il allait s"en aller, mais il se retint et demanda :
      − Qu'est-ce qu"elle faisait ?
      − Elle lisait un livre, et après elle m"a regardé. "
      La femme d"Andrew, la maman d"Alex, était morte six mois auparavant. Pendant ces six mois, Andrew n"avait pas pu dormir sans prendre un somnifère ou boire du cognac avant de se coucher. Ce n'est que maintenant, en sortant de la chambre de son fils, qu"il pensa :
      " Et comment il supporte ça, lui ! "
      Il décida de le montrer à un psychologue et de consulter lui-même par la même occasion. Pour commencer il prit rendez-vous seul ; et en choisissant ses mots avec peine, il commença à raconter l"histoire du miroir.
       " Le temps guérit tout, mon cher, conclut le psychologue. Tenez bon. Venez me voir dans trois-quatre mois, et surveillez le petit. Vous avez une amie ou quelqu'un... ?
      − Non, pour l"instant je ne peux penser à personne.
      − Je comprends, je comprends... " murmura le psychologue.
      Chaque jour, Alex se mit à fréquenter le coin où était accroché le miroir. Après que son père l"eut vu, il ne déplaçait plus le fauteuil. Il avait fini par rester là, prêt à ce qu"on monte dessus. Alex commençait à comprendre que le miroir montrait les souhaits les plus forts et les plus intimes. Il était sensible au toucher. Si on l"effleurait plus souvent et plus longtemps, il allait donner une récompense en montrant tout ce qu"on voulait. Alex voulait tant que papa voie maman ! Mais comment, comment faire ? se demandait-il.
      Un jour, il entreprit de persuader son père d"approcher du miroir, de lui demander quelque chose... et de le caresser longuement la surface du miroir. Andrew ne vit toujours rien et il se promit d"aller voir un psychologue plus sérieux. Alex sentait bien pourquoi son père ne voyait rien mais il ne pouvait pas l"expliquer comme il fallait. Il sentait qu"il lui manquait la foi dans le miracle, et le désir violent, pur, enfantin, de voir maman. Car à la différence de son fils, le père savait, que de là-bas, on ne revient pas.
      " Qu'est-ce que vous en pensez ? Il va bien mon petit garçon ? demanda Andrew anxieux après avoir raconté son histoire.
      − Je pense que la perte de sa mère a été une dure épreuve pour lui. Mais il faut attendre. Si cette réaction ne passe pas dans quelques mois, un traitement sera peut-être nécessaire : une psychothérapie, des antidépresseurs. Mais ce n'est pas moi, c'est un psychiatre qu"il faudra voir. "
      Alors tous les deux conclurent d"une même voix : Attendre.
      Et soudain, tout à la fin de l"entretien, le psychologue lui dit :
      " Vous savez, pour parler sérieusement, je voudrais bien avoir un miroir pareil. Il m"est venu l"idée à un moment que si l"eau a une mémoire, alors un miroir, dans certaines conditions, peut se rappeler des images. Moi, quand j"étais adolescent, j"étais gêné de me déshabiller devant une glace. J"avais toujours l"impression qu"il allait se souvenir, me photographier. Bon, maintenant partez, sinon nous allons nous lancer dans la science fiction. Ni vous ni moi n"avons le temps pour ça : regardez combien il y a de patients qui attendent encore. "
      
      En rentrant chez lui, Andrew repensait à la phrase du psychologue " Il est possible que dans certaines conditions, un miroir puisse retenir des images. " Quand il arriva chez lui, Alex était assis en face de la bonne et ne décollait pas du kaléidoscope. La bonne fit son rapport habituel :
      " Il a bien mangé, il s'est comporté normalement. "
      Et Andrew la laissa rentrer chez elle.
      
      Le lendemain un groupe de collègues du service allait déjeuner au restaurant voisin. Depuis la mort de Mary, Andrew évitait ces déjeuners collectifs, mais ce jour-là, il se joignit à ses collègues. En face de lui à table, il y avait deux amies, Enne et Pétra. Enne, une brune maigre et bavarde parlait sans discontinuer de sa famille, de son mari, de ses enfants, s"indignait, rouspétait, puis reprenait son monologue.
      Le récit d"Enne n"arrivait pas jusqu"aux oreilles d"Andrew, c"était comme un bruit d"eau qui coule. Son amie Pétra avait les cheveux châtains et les yeux gris. Elle ne disait presque rien et se contentait de jeter par-dessus ses lunettes des regards sur son amie et sur les autres collègues. Andrew avait l"impression qu"elle le regardait avec un œil particulièrement expressif. Il n"y avait pas longtemps qu"elle travaillait dans l"entreprise, de sorte qu"Andrew ne savait rien d"elle. Et puis ces derniers temps, il ne s"intéressait à rien, pas même aux femmes sympathiques.
      A la fin du repas, Andrew se trouva à côté de Pétra. Comme il lui tendait son imperméable, il se mit à pleuvoir à verse.
      " Vous avez un parapluie ? s"enquit-il.
      − Non, mais ne vous inquiétez pas. Apparemment, Enne en a un. Je vais lui demander.
      - Regardez donc le mien, fit Andrew en ouvrant son énorme parapluie-canne avec une poignée recourbée.
      − Vous savez comment on appelle ça ? demanda Pétra et elle ajouta en riant : un modèle familial. "
      Le visage d"Andrew se rembrunit.
      " Quelque chose ne va pas. J"ai dit quelque chose qu"il ne fallait pas ?
      − Non, non. Simplement vous avez dit familial, et j"ai perdu ma femme il y a six mois.
       − Oh, mon dieu, excusez-moi, je ne savais pas.
      − Ce n'est rien. Abritez-vous mieux sous le parapluie et allons travailler. "
      Pétra prit Andrew par le bras. Autour d"eux tombait un véritable déluge. Ils se taisaient. Andrew remarqua que les cheveux de Pétra sentaient le frais, il s"y mêlait la fraîcheur de la pluie.
      " Vous êtes mariée ? dit-il tout à trac.
       − Non, divorcée. Et de nouveau il y eut un silence.
      − Vous avez des enfants ? s"enquit Pétra.
      − Oui, un fils de six ans. Et vous ?
      − Non, nous nous sommes séparés rapidement. Nous n"avons pas eu le temps d"avoir des enfants, mais j"aurais bien voulu. "
       Pétra leva les yeux vers Andrew, et il la regarda comme il n"avait regardé personne depuis six mois.
      " Et comment vous vous débrouillez avec lui sans votre femme ?
      − Il a une nounou. D'ailleurs il y a longtemps qu"elle est chez nous. Vous voulez venir voir cet après-midi comment je me débrouille avec lui ? Je vous invite à prendre le thé après le travail.... Si c'est possible, ajouta-t-il, comme effrayé d"avoir fait cette invitation.
      − C'est possible. Je viendrai, mais en toute simplicité, répondit Pétra. Ecrivez-moi l"adresse et expliquez-moi comment y aller.
       − Alors je vous prendrai en voiture et après, je vous ramènerai à la vôtre.
      − Non, non. J"irai avec la mienne. Et vous me donnerez l"adresse.
      − Bon. Ce n'est pas loin. "
      Andrew passa le reste de la journée dans les doutes et dans l"attente du rendez-vous avec Pétra. Il était ému. Il ne savait pas comment son petit garçon accueillerait une dame étrangère. Car c"était la première fois depuis le départ de Mary. Andrew était gêné aussi vis-à-vis de la bonne. Un quart d"heure avant la sortie, c'est Pétra qui vint le trouver.
       " Vous pouvez me suivre, c'est mieux que toutes les explications, proposa-t-il.
       Mais Pétra refusa cela aussi.
      − Non, je vais me débrouiller toute seule. Et puis il faut encore que je fasse un saut quelque part avant, pas longtemps. "
      En sortant du parking, Pétra alla jusqu"à la pâtisserie la plus proche, où elle acheta un énorme gâteau au chocolat. En fait il rappelait beaucoup un château en chocolat, un vrai royaume de chocolat. Elle n"était pas sûre que cela plaise au fils d"Andrew. Même si le vendeur l"avait assurée qu"il n"y avait pas un enfant au monde qui puisse ne pas aimer une telle merveille de l"art de la pâtisserie.
      Quand elle ressortit, la pluie tombait toujours, mais elle s"était un peu calmée. Elle trouva la maison d"Andrew sans difficulté et pénétra dans le hall avec un peu d"émotion. Une fois à l"intérieur, elle remarqua tout de suite le design inhabituel :
      " Qui est-ce qui vous a fait ça ?
       − C'est Mary, tout. Elle était spécialiste en déco.
      − C'est magnifique ! " s"écria Pétra en donnant à Andrew le gâteau et son imperméable mouillé.
      A cet instant la bonne amena par la main Alex, encore ensommeillé.
      Aujourd"hui il était fatigué et il a un peu de retard, dit-elle comme pour se justifier.
      Andrew, par courtoisie, présenta d"abord les dames, et ensuite Alex et Pétra.
      Celle-ci donna elle-même l"énorme boîte à l"enfant, allumant sa curiosité. Et en découvrant le gâteau, Alex poussa un cri d"admiration.
      " Papa, papa, ça fait longtemps qu"on avait pas acheté de chocolat ! C'est toi qui lui a dit ?
      − Je ne savais pas qu"elle irait chercher un gâteau. Ça s'est trouvé comme ça, une coïncidence.
      − Oui, une coïncidence, fit Alex en écho. Comment vous avez deviné, Tata... ? Il hésitait, ayant oublié son nom.
      − Pétra, souffla-t-elle et sans attendre l"invitation, elle s"assit sur le canapé. La bonne fut invitée à boire le thé mais elle refusa, elle s"apprêtait à partir. Le petit garçon, tout excité, ne faisait que répéter qu"il fallait garder du gâteau pour la nounou le lendemain.
      − Tata Pétra, venez, je vais vous montrer ma chambre. Seulement d"abord le gâteau...
      − Oui, oui, bien sûr. Nous irons voir tout ça ensemble, cher ami. Et maintenant, voilà pour vous le plus gros morceau. "
      Pétra commença à découper avec précaution l"épaisse couche de chocolat, et Alex regardait, fasciné.
      Andrew n"avait presque pas ouvert la bouche, seuls Alex et Pétra bavardaient sans façon. Il voyait combien cette rencontre les avaient changés tous les deux, lui, le petit garçon pensif et raisonnable, elle, la femme si tranquille au travail. Puis ils se retrouvèrent dans la nursery où ils restèrent presque deux heures, et Andrew alla dans son bureau à l"ordinateur. Il écrivit de nombreux courriers électroniques à des amis et quelques messages d"affaires, mais il avait la tête ailleurs... Pétra.
      Quand vint le moment de se séparer, ils se donnèrent une accolade très convenable, en s"effleurant la joue.
      " J"étais si bien avec votre fils, dit Pétra en guise d"au-revoir. Merci pour cette merveilleuse soirée.
      − A demain. "
      Sa dernière phrase piqua Andrew, comme si elle ne s"adressait pas à lui, mais seulement à son fils.
      Dès que la porte se sut refermée sur elle, Alex se mit à raconter sans s"arrêter ses jeux avec Pétra, comme elle avait admiré ses trésors, le kaléidoscope et sa collection de décalcomanies, comment elle lui avait lu un livre. L"énervement l"empêcha longtemps de s"endormir. Andrew, assis dans la chambre auprès de son fils, écoutait ses récits enthousiastes et acquiesçait seulement par monosyllabes, et puis soudain... le silence. Le ressort d"Alex était en fin de course, il avait sombré instantanément dans un sommeil enfantin.
      
      Ni le père, ni le fils ne restèrent indifférent à cette visite. Dès le lendemain matin, Alex demanda quand Tata... allait revenir. Et il s"arrêta net comme la veille, parce qu"il ne retrouvait pas le nom de Pétra. Au travail, Andrew essaya plusieurs fois de lui envoyer un signe, mais la jeune femme resta réservée, il aurait presque dit " distante ". Une fois seulement elle lui demanda :
      " Comment va votre remarquable fils ?
      Et il répondit.
      − Il est sous le charme. "
       Le week-end approchait.
      " Vous ne voulez pas venir à la campagne ? " lui demanda-t-il le vendredi après le déjeuner ; demain ils annoncent une journée magnifique.
      Petra regarda Andrew fixement, et sa sévérité disparut pour faire place à un sourire chaleureux, qui fit apparaître une fossette sur sa joue gauche.
      " Vous voulez que votre fils s"attache à moi ? demanda-t-elle tout de go.
      − Je... je voulais juste passer un moment avec vous.
      − Ne soyez pas froissé, il m"arrive d"être un peu brusque. C'est parce que je suis fragile et pas sûre de moi... Bon, seulement pas longtemps. J"ai ma mère qui est malade et j"ai promis de passer la soirée de samedi avec elle. Je resterai sûrement dormir. "
      
      Petra arriva au rendez-vous avec cinq minutes d"avance, ce qui n'est pas ordinaire chez une femme, vêtue d"un jeans serré et d"une veste en velours abricot, avec un petit panier comme dans les films d"autrefois. Andrew tenait Alex par la main. Mais quand il aperçut de loin Petra, le gamin se précipita vers elle avec des cris de joie. Ils partirent pour un bois en bordure de la ville, où il y avait un petit lac. L"air avait un parfum enivrant, la tiédeur veloutée de septembre. Andrew avait dans l"oreille ce vers : Le ciel a recouvert d"un voile bleu ce monde des pécheurs.
      Mais ce jour-là, le ciel n"était pas bleu, mais un peu lilas avec des nuages blancs comme de l"écume. Aucun d"entre eux ne voyait le temps passer, seulement la phrase rituelle de Petra les ramena à la réalité :
      " Il faut que j"y aille. Déjà deux heures. Je dois aller voir ma mère. "
      
       Une fois, quelques jours après ce merveilleux pique-nique en forêt, Alex remonta sur son fauteuil de cuir. Le cœur battant, il l"effleura et presque instantanément, il vit Petra assise sur le canapé, comme la première fois, quand elle avait apporté le gâteau au chocolat. Il ne put résister au trop-plein d"émotion et fondit en larmes.
      " Et maman, ma petite maman... Où es-tu ? Comment ça se fait ?... "
      Il sanglota, sans retenue.
      Heureusement que la bonne ne l"avait pas entendu. Elle regardait sa sempiternelle série sans queue ni tête. Alex eut le temps de se calmer d"aller dans la salle de bains se laver un peu. " Peut-être qu"elle n"y verra rien, " pensa-t-il. Le feuilleton se termina au bout de quarante minutes. Elle appela Alex pour déjeuner.
      " Tout va bien ? demanda-t-elle.
      − Oui, comme toujours. "
      A sa question, il comprit que la bonne avait remarqué quelque chose.
      Le soir même dans son bref rapport quotidien, elle dit à Andrew qu"Alex avait les yeux rouges à l"heure du déjeuner.
      " Il va bien ? demanda Andrew.
      − Il me semble que oui. Il a mangé de bon appétit et il a redemandé de la compote.
       − Bien, soupira le père, je vais lui parler. "
      Quand il retrouva son fils, il remarqua tout de suite ses paupières gonflées, mais décida de ne rien demander ce jour-là, et ne fit même aucune allusion.
      Il est vrai que le soir suivant, c'est Alex lui-même qui raconta à son père qu"il avait vu Tata Pétra dans le miroir.
      " Papa, on va aller la voir ensemble. Viens ! "
       Andrew se mit à côté du fauteuil et Alex, à son habitude, était déjà grimpé sur l"accoudoir. Il prit la main de son père et appuya sa grande paume contre la glace. Comme la veille apparut instantanément l"image de Pétra. Cette fois ils la virent tous les deux. Pétra, assise sur le canapé, découpait consciencieusement le gâteau au chocolat. Elle leva ses yeux gris et leur sourit, du sourire énigmatique de la Joconde.
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